Dix-huit printemps l’avaient vu éclore, s’épanouir et fleurir. Elle s’appelait Popeline Dubois. Aussi comprend-on qu’elle était une jolie brunette au nez agréablement retroussé et aux yeux noirs et scintillants comme ceux d’un petit rat musqué. Malgré son jeune âge, elle avait bu à longs traits à la coupe du malheur, ce qui lui donnait un parfum féminin très capiteux.

Cet après-midi-là, elle s’était matchée avec un beau grand blond, un Franco-Américain de Manchester natif de Saint-Joseph de-Tring. Il s’était appelé Jean Leblanc autrefois et était maintenant connu sous le nom de Jack White. Il avait pris une chance de six mois comme bootlegger et s’était amassé dix-huit cents piastres. Ainsi, on ne sera pas surpris d’apprendre qu’il avait un Pontiac et portait des culottes de golf.

Comment Popeline et Jack s’étaient-ils matchés? Elle, lisant les petites annonces de La Presse, était venue s’asseoir sur un banc du carré Saint-Louis, à côté du monument Crémazie, juste en face de l’école Aberdeen, entre le bureau du D’ Beauchamp et le Collège Elie. Elle était profondément plongée dans sa lecture quand le Pontiac de Jack fut attiré par la vue de la belle méditative, qui n’avait jamais paru si radieuse. Jack alla parker à quelques pas et s’avança nonchalamment vers la fontaine, faisant crisser les gravois sous ses pas. Il faisait semblant d’avoir soif, mais dans le fond il voulait seiner. Popeline, qui sentit son approche, le regarda à travers ses beaux cils, les yeux presque clos. Elle pensait : « Il n’est pas trop pire, cet inconnu; c’est un Américain par sa licence d’auto, et il doit être riche parce qu’il a des culottes de golf; je n’haïrais pas ça s’il voulait me flirter.»

Jack White fit bien les choses. Il alla d’abord acheter de la gomme chez le Grec d’à côté, après avoir sizé Popeline discrètement. Il revint tranquillement près du monument de Crémazie, examina en connaisseur la statue du soldat mourant de Carillon et s’approcha de la petite borne-fontaine où l’on jette généralement les écales de pinottes. Il parut hésiter devant le jet joyeux d’eau claire, puis se décida : « Pardon, mademoiselle, cette eau-là qui coule ici, est-ce pour le monde ou pour les animaux ? » Popeline sourit d’un air engageant et répondit, tout en repliant sa Presse pour faire voir qu’elle lisait la page financière plutôt que les petites annonces : « Pour les deux, monsieur, pour le monde et les beaux oiseaux. »

« Je vois en effet, rétorqua Jack, que les oiseaux viennent y boire. » La glace était rompue et la conversation engagée. Jack s’assit sur le banc et tendit une palette de gomme à Popeline, qui en prit deux.

Et la conversation continua, sur le temps, la récolte, la mode. Quand toute timidité fut vaincue et que l’on se sentit un peu de chaleur et de familiarité au cœur, Popeline devint plus expansive, et croisant son genou droit sur son genou gauche pour montrer un peu sa jarretière de lastic rouge, elle raconta l’histoire de sa vie, comme suit:

Mon père naquit à Sainte-Anne-de-la-Pérade, d’où est aussi venu M. DuTremblay, et c’est quand il alla travailler à Montmagny qu’il rencontra ma mère, alors orpheline et servante chez le notaire Trudeau. Nugent Dubois, mon père, était steamfitter de son métier, c’est pourquoi ça alla toujours mal dans le ménage. Il y avait trop de redoutance entre l’un et l’autre. Pour empirer les choses, ma mère avait une gastrite qui causait un sûrissement de son manger dans son estomac, et la pauvre femme traînait toujours la savate.

– Je connais ça, interrompit Jack, c’est la même chose chez mon oncle Nésime, du Lac Saint-Jean.

Avant moi, il y eut six enfants et six ans de ménage. C’est du Canayen, ça ! Mais, à cause de la gastrite, ils sont tous morts. Zénon, le premier, mourut de méningite; Carmelle, la deuxième, eut la diphtérie ; Irma fut emportée par la grosse gorge; Tit Loup, le quatrième, se noya dans ses vacances à Saint-Marc-des Carrières; Blandine, la cinquième, fit un typhoïde, et Phonse, le sixième, fut écrasé par un auto en revenant de l’école. Ensuite, n’ayant pas eu d’enfants pendant deux ans, ma mère gagna un billet d’excursion dans un tirage et fit un pèlerinage à Sainte-Anne et nous sommes venues au monde, ma sœur Flannellette et moi, un vendredi 13, moins d’un an après. Nous étions jumelles et septièmes de la famille. Nous avons donc un don. Flannellette arrête le sang, mais moi je ne sais pas encore ce que j’ai.

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Octave Crémazie (1827-1879), considéré comme le premier poète romantique du Québec. Le monument commémore la victoire des troupes françaises à Fort Carillon, le 8 juillet 1758.

Contribution à la mise en page des extraits du roman sur le site du parti : Andréanne Chabot

http://www.reconquistapress.com/popeline.html

https://www.partinationalistechretien.com/?cat=29

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