Le développement historique de l’humanité civilisée peut être comparé à un fleuve qui remplit rarement toute la largeur de son lit. Selon la chute du sol, il pousse la majeure partie de son énergie tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; parfois des étendues entières de terre entre les deux rives restent non lavées par les eaux ; puis à nouveau, il avance avec force en utilisant toutes ses possibilités d’expansion.

Ce changement d’énergie dans le courant de la vie peut être retracé en particulier dans le changement qui se produit en ce qui concerne les objectifs éducatifs dans la mesure où nous en prenons conscience. Plus tard, des finalités éducatives de nature essentiellement économique ou politique, ou savante ou esthétique, dérivent de la source religieuse qui constitue encore l’existence dans sa totalité. Leur valeur intrinsèque aussi change, bien entendu, avec la situation générale de l’époque et avec la volonté de vivre spécifique des générations. Pourtant, il y a quelque chose de typique en eux, sinon on ne pourrait pas leur donner des noms aussi généraux. Aujourd’hui, en Allemagne, on déclare expressément que le but de l’éducation est politique.

Si nous voulions comprendre l’enjeu principal de cette idée, nous devrions comprendre l’essence de ce qui est politique. Carl Schmitt, l’éminent expert en droit politique, a qualifié le contraste ami-ennemi de phénomène originel sur lequel reposent tous les groupements politiques. Sans doute ce contraste imprègne-t-il toutes les formes de culture qui se démarquent dans la vie des nations dans leur ensemble comme étant résolument politiques. Mais il faut pousser le problème plus loin : pourquoi les gens sont-ils amis ou ennemis les uns des autres ? Souvent, ils le sont par incitation et d’une manière qui a peu à voir avec ce qui est politique, même si le sens du mot remonte à un sens originel qui existait avant l’organisation extérieure et intérieure de la vie publique. Ce qui est politique n’est, il est vrai, devenu tout à fait manifeste que dans le cadre et dans la vie de la polis, la cité. La relation ami-ennemi des hommes peut signifier une simple relation horizontale entre groupes et individus. Mais ce qui est politique à l’origine comprend les relations verticales, la tendance à être au sommet et non au bas. En d’autres termes : la volonté de puissance comme fait fondamental des hommes vivant ensemble, voire comme racine vitale de la vie individuelle, est l’enjeu principal de ce qui est politique. L’État n’est qu’une forme complexe d’équilibre entre les différents pouvoirs et, finalement, le pouvoir collectif le plus élevé émanant ou, vice versa, forgeant une unité nationale.

De tout temps, l’éducation de l’homme pour qu’il devienne une personnalité politique – un idéal qui apparaît très fréquemment et avec la plus grande insistance dans l’histoire de l’esprit humain – a signifié un développement de la volonté de puissance dans un sens ou dans un autre. Il est soumis à toutes les lois de la structure et des événements qui imprègnent la sphère du pouvoir. Elle présuppose chez l’individu, centre de sa vie, pour ainsi dire, une volonté disciplinée qui s’ennoblit à l’école de l’obéissance vers l’art éthique de commander. Mais cette discipline de la volonté, c’est-à-dire la maîtrise de soi comme condition préalable pour commander autrui, envoie son rayon dans diverses directions dès qu’elle est pratiquée dans le domaine de la vie politique en tant que telle. Car dans ce cas, il faut former une personnalité qui soutienne l’État et qui, au plus haut degré de perfection, puisse un jour s’élever jusqu’à devenir une personnalité commandant l’État.

Il existe suffisamment de preuves dans l’histoire de l’éducation que la personnalité qui soutient l’État peut se présenter sous de nombreuses formes. Dans sa forme originale, il est l’homme valide, prêt à défendre l’État, son pays et son peuple, contribuant ainsi à la puissance physique de l’État. Cependant, l’État n’est jamais seulement une expression du pouvoir, mais en même temps une structure réglementée par le droit. C’est un pouvoir en partie par le biais de la loi et sous la forme de la loi. D’autre part, le droit lui-même est une manifestation particulière du pouvoir et un système de répartition du pouvoir, d’une garantie collective de devoirs et de droits (sphères de liberté). Il existe donc une autre variété de personnalité politique, à savoir la personnalité juridique, fait qui devient le plus évident dans l’ancienne conception romaine de la personnalité. Enfin, l’histoire nous enseigne que, outre l’étalage de la puissance militaire, l’art de la rhétorique a toujours été un expédient politique essentiel, en particulier dans la lutte intérieure pour le pouvoir entre groupes rivaux. Malgré Platon, la philosophie n’a pas réussi à devenir le pouvoir organisateur de la vie politique. La rhétorique, qui dans les temps anciens a lutté contre elle pendant des siècles pour conquérir la première place dans l’éducation, a certainement pris le pas en matière politique. La troisième variété de personnalité politique est donc la personnalité rhétorique, si nous entendons par là ce type de personnalité politique (être humain) qui développe et utilise le pouvoir de la parole expressément à des fins politiques. Ainsi, l’idéal éducatif de la personnalité politique se divise en trois types principaux : la personnalité militaire, la personnalité juridique et la personnalité rhétorique.

Tous trois ont leur histoire particulière. Le soldat, le juriste, l’orateur d’aujourd’hui sont différents de ce qu’ils étaient dans la démocratie attique du quatrième siècle, dans la Rome des empereurs ou dans la période dite de la Renaissance. Naturellement, ils ont tous absorbé une part toujours croissante de la tradition scientifique et technique de leur époque. Ils se sont tous formés et ont changé selon la structure de l’organisme politique au service duquel ils se trouvaient et qu’ils soutenaient. Cependant, dans leur type premier, en tant que phénomènes originaux particuliers du politique, ils restent ce qu’ils ont été à travers les âges.

La personnalité politique, telle qu’elle est censée être l’idéal de l’éducation en Allemagne aujourd’hui, porte une marque particulière qui lui est propre. Nous vivons un renouveau de notre Peuple qui remonte aux racines biologiques vitales des générations successives et de l’individu. Nous traversons en outre un processus qui va refondre et renverser nos couches nationales, entraînant en même temps un changement fondamental dans notre structure sociale. La nouvelle forme exige comme base une discipline décisive de la volonté, que nous avons trouvée comme le fondement général de ce qui est politique. Cette discipline commence par la santé du corps et des instincts, en s’élevant jusqu’à une capacité défensive, jusqu’à un type d’homme qu’il ne faut jamais qualifier de guerrier ou de menaçant, car son intention est de réaliser la forme éternelle de l’attitude militaire dans tout le domaine de la vie, pas dans un sens militaire professionnel. L’esprit de sacrifice de soi, la volonté de servir et la conscience d’être profondément lié à la Nation dans son ensemble, telles sont les vertus fondamentales qui doivent soutenir l’État. Il y a donc un arrière-plan idéal surpersonnel dans tout le système éducatif : un sentiment de responsabilité envers la Nation et l’État, qui se manifeste dans les actes et pas seulement dans les paroles. Tout dépend de la distinction nette entre cet idéal et un collectivisme que l’on retrouve en Russie et qui est définitivement rejeté par l’esprit allemand.

Se détourner de l’individualisme ne signifie pas une dépréciation de l’individu. Après la période napoléonienne, Pestalozzi, l’un de ceux qui ont découvert que chaque Peuple avait son individualité nationale, a souligné avec insistance que l’éducation n’est pas fondée sur l’existence collective du genre humain, ni que tel ne peut être son objectif. (Voir son livre : An die Unschuld, den Ernst und den Edelmut meines Zeitalters — To The Innocence, Seriousness, And Magnanimity Of My Age, 1815.) Toute véritable éducation est appliquée à l’individu, mais aujourd’hui c’est le cas dans un sens très particulier. L’éducation ne considère pas l’individu comme un être isolé dont la vocation est une simple préservation de soi, ni même comme un être dont le but principal serait la simple réalisation de soi, mais elle considère l’individu comme un futur représentant responsable des valeurs supra-individuelles et de leurs conséquences morales. L’individu en tant que tel est indispensable, il est vrai ; il est en effet le seul représentant que nous connaissions qui soit surindividuel. Pendant une génération, une Nation, voire un Etat, ne vit que tant qu’ils font de l’ensemble de leurs individus désormais vivants le vaisseau de leurs valeurs et les représentants de leur esprit. L’éducation nationale, même l’éducation nationale à visée politique, ne parvient jamais aux masses si elle n’atteint d’abord l’individu. L’éducation de masse est un terme qui donne lieu à des malentendus ; le foyer moral de la volonté, de la décision, et même de la discipline, repose toujours sur les âmes vivantes en qui l’étincelle divine doit d’abord s’allumer, si l’on veut allumer le grand feu de l’esprit commun. La responsabilité collective consiste en de nombreuses petites responsabilités. La langue nationale, par exemple, n’existe pas par elle-même, elle n’existe qu’à travers ceux qui participent à la communauté linguistique et qui sont, pour leur petite part, responsables de la pureté, de l’esprit et de la croissance de la langue. La culture entière d’un Peuple, qu’il a acquise au cours de l’histoire, n’est vivante que si elle vit à travers des âmes individuelles conscientes de leur responsabilité dans les générations successives. Il en va de même pour l’État.

Le mot clé «éducation de la personnalité politique» ne désigne ni l’être de masse ni l’individu sans âme. Dans sa dernière interprétation, cela implique plutôt que nous commençons à entendre par âme quelque chose de plus que ce qui est dans le corps, et par personnalité quelque chose de plus que l’autosuffisance et l’auto-isolement. L’âme elle-même est le point d’intersection du courant spirituel ; elle s’élargit avec les devoirs qu’elle remplit, consciente de sa propre responsabilité. La personnalité politique est celle qui participe aux liens spirituels. En dehors de tout cela, l’âme est toujours et seule ce point de la vie où il existe une connexion avec Dieu. Car envers qui devrions-nous nous sentir ainsi responsables, sinon envers Dieu ? La personnalité est l’individualité choisie par l’esprit pour être son représentant, cessant ainsi de cultiver, dans sa sphère étroite, une autonomie incomprise. C’est le nom d’une personne consciente de ses liens et obligations morales. Le terme de personnalité politique doit donc se fonder sur un idéal éthique, que les meilleurs représentants de la Nation ont anticipé autrefois. Aujourd’hui, elle est appropriée de manière sensible et efficace par une jeunesse prête et désireuse d’accepter de réelles responsabilités.

Forschungen et Fortschritte Vol. 1, n° 1 (janvier 1935).

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